Cahiers Lituaniens
Accueil
Présentation
Sommaire
Editeur
Partenaires
S'abonner
Lire en bibliothèque
> La Lituanie,
pays baltes
> Littérature lituanienne
> Guide de lituanien
Revues amies

   

© Association Alsace-Lituanie
Mentions légales
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L.H. Bojanus (1776-1827),
un grand scientifique entre Ouest et Est

par Philippe Edel

L. H. Bojanus fut un des plus grands naturalistes de son temps. Professeur à l'université de Vilnius, il introduisit l'anatomie comparative en Europe orientale et fut l'auteur de plusieurs découvertes scientifiques, dont certaines portent toujours son nom : le rein chez les mollusques bivalves (dit organe de Bojanus), l'aurochs et le bison d'Europe (dénommés Bos primigenius Bojanus et Bison priscus Bojanus). La renommée scientifique de Bojanus fut telle qu'il est revendiqué encore de nos jours par les milieux académiques des nations que son destin croisa. Ainsi, il est considéré comme lituanien par la Tarybu Lietuvos Enciklopedija [Liudvikas Henrikas B.], comme polonais par le Polskie Archivum Biograficzne [Ludwik Henryk B.], comme allemand par le Deutsches Biographisches Archiv [Ludwig Heinrich B.] et bien entendu comme français par le Nouveau Dictionnaire Biographique d'Alsace [Louis Henri B.].

C'est en effet en Alsace, à Bouxwiller, que Bojanus est né en juillet 1776. A cette époque, la ville est la capitale du Comté de Hanau-Lichtenberg, véritable petit Etat de 65.000 habitants, inséré dans le nord de l'Alsace et empiétant sur la Lorraine mosellane. Depuis 1680, date de la " réunion " des seigneuries d'Alsace à la France, les comtes d'Hanau-Lichtenberg sont vassaux du roi de France mais restent sujets du Saint-Empire romain germanique pour leurs bailliages d'outre-Rhin. Bien que le Comté soit situé en France, son lien avec le Saint-Empire est encore plus fort à partir de 1736, avec le changement de dynastie et l'arrivée des landgraves de Hesse-Darmstadt à la tête du Comté. A sa naissance, Bojanus est donc à la fois français, hanauer et hessois. Ce statut d'origine quasiment plurinational expliquera à la fois sa prudence face aux revendications communautaires et son attachement aux valeurs universelles.

Comme la majorité des habitants du Comté, ses parents sont de confession luthérienne. Si sa mère Maria Eléonore Magdalena Kromeyer est née à Bouxwiller, son père Johann Jacob Bojanus, fonctionnaire à l'office des forêts du Comté, est originaire de Westhoffen. Le métier de son père l'orienta assez naturellement vers la nature, particulièrement riche et diversifiée dans le Comté. Ce n'est pas un hasard si l'espace couvert par l'ancien Comté correspond en partie au périmètre de l'actuel Parc naturel régional des Vosges du Nord. Il y a 50 millions d'années, au début de l'ère tertiaire, s'étendait à l'emplacement de Bouxwiller un grand lac aux eaux calmes dont les restes fossilisés de la faune commencèrent à affleurer, au fil des siècles, aux abords de la ville. Bouxwiller connut ses jours de gloire lorsque le grand paléontologue français Georges Cuvier (1769-1832), contemporain de Bojanus, vint y étudier ces fossiles de mammifères, reptiles et gastéropodes qu'il était possible de découvrir dans les carrières des alentours. Goethe y fait également un bref séjour en 1770-1771 pour la même raison.

Marqué à vie par la tourmente révolutionnaire en Pays d'Hanau

C'est dans cet environnement propice à l'éveil d'une vocation de naturaliste que Bojanus passe sa jeunesse. Il y fait ses études secondaires au collège de la ville. Il a 13 ans quand éclate la Révolution de 1789 et que des troubles secouent Bouxwiller et le Comté. Le landgrave, dépossédé de ses territoires comtaux alsaciens, transfère son administration à Darmstadt en 1790. Le père de Bojanus tente de rester en Alsace. Cependant, au moment de la Terreur en 1793, il décida de s'exiler avec son épouse et son fils à Darmstadt. La période révolutionnaire traumatise le jeune homme qui gardera toute sa vie une aversion à l'égard des idéaux jacobins.

A Darmstadt, Bojanus fait sa Maturité (baccalauréat) et poursuit ses études, en médecine, à l'université de Iéna. En 1797, il obtient son doctorat en médecine et en chirurgie. Il travaille une année à Berlin, puis à Vienne. De 1798 à 1801, de retour à Darmstadt, il exerce comme médecin. Les autorités locales lui proposent la direction d'une école vétérinaire en création. Pour s'y préparer, il part visiter - de 1801 à 1803 - les plus célèbres écoles vétérinaires d'Europe, ainsi que de grandes fermes d'élevages d'étalons. Cette mission le conduit à Paris, Alfort, Londres, Hanovre, Vienne, Dresde, Berlin et Copenhague. L'expérience recueillie lui inspire un ouvrage, Über den Zweck und die Organisation der Thierarzneischulen (De l'usage et de l'organisation des écoles vétérinaires), publié à Francfort-sur-le-Main en 1805 et qui lui apportera une première notoriété. A son retour à Darmstadt cependant, il apprend que le projet d'école vétérinaire est abandonné.

Au même moment, l'université de Vilnius organise un concours pour le recrutement du titulaire de sa nouvelle chaire de médecine vétérinaire. En ce début du XIXe siècle, la peste bovine sévit et le soin des chevaux prend une importance particulière dans toute l'Europe, dans le contexte des conflits déclenchés suite à la Révolution en France. Bojanus postule et le conseil de l'université retient sa candidature. Il arrive à Vilnius en mai 1806.

Vilnius en 1800, la ville cosmopolite de l'Empire tsariste

Le contexte politique de cette université est particulièrement délicat à son arrivée. Fermée en 1795, au moment du troisième partage de la Pologne-Lituanie entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, elle est rouverte en 1802 par le tsar Alexandre 1er, qui nomme le prince Adam Czartoryski, curateur de cette institution dont relève toute la Lituanie, la Biélorussie et la Pologne orientale. Celui-ci en fait une université polonaise avec des enseignements donnés majoritairement en polonais. A côté d'une majorité de professeurs polonais et de Lituaniens polonisants, des universitaires d'origine étrangère sont invités à y enseigner. Au début du XIXe siècle, Vilnius est une ville de 35.000 habitants, très cosmopolite, ouverte à de nombreuses influences extérieures et exerce une forte attraction sur les talents étrangers. Elle constitue toujours une étape séduisante pour les voyageurs occidentaux en route vers Saint-Pétersbourg, alors capitale impériale de la Russie.

C'est donc dans cette ville réputée que Bojanus passe la plus importante partie de sa carrière. De 1806 à 1824, il y enseigne l'art vétérinaire, puis l'anatomie comparative qu'il est le premier à introduire comme discipline scientifique en Europe orientale. En 1815, il crée aussi le cours de chirurgie vétérinaire pour lequel un théâtre d'anatomie est spécialement construit. Ne parlant pas le polonais, il donne ses cours en latin plutôt qu'en allemand ou en français, tant par souci de rigueur scientifique et par attachement aux traditions universitaires qu'à cause de la diversité linguistique de ses étudiants, qui sont Polonais, Lituaniens, Russes ou Ruthènes.

Lors de son cours d'anatomie, le plus novateur à l'époque, Bojanus développe la théorie d'une nature vivante où se produisent des transformations perpétuelles et ininterrompues allant des organes de base vers des organismes de plus en plus développés. Selon lui, il n'y a pas de rupture au sein de la nature ; même la flore et la faune ne se différencient pas de manière nette et y subsistent de nombreuses formes intermédiaires appelées zoophyta. Les affinités entre faune et flore y sont illustrées par des exemples encore cités de nos jours : capacité de certaines plantes de se déplacer, ressemblances entre certains végétaux et certains invertébrés, etc.

Apprécié comme pédagogue et chercheur, il est également membre de la Société de médecine de Vilnius et développe des relations étroites avec des scientifiques en Russie et à l'étranger. Elu membre correspondant de plusieurs académies étrangères, il entretient une importante correspondance avec Georges Cuvier, alors directeur du Muséum d'histoire naturelle de Paris, avec qui il a en commun une double culture franco-germanique. Durant ces 18 années passées à Vilnius, il fait de nombreuses découvertes et publie plus de 40 ouvrages et études scientifiques.

Précurseur de l'anatomie comparative, des tortues à l'aurochs

Près de deux siècles après sa publication, l'Anatome Testudinis Europaeae (Anatomie des tortues en Europe) reste encore aujourd'hui l'ouvrage le plus complet sur le sujet. Il comprend 40 planches avec explications et plus de 200 illustrations qui détaillent l'anatomie de la tortue aquatique. Bojanus dissèque environ 500 tortues et consacre une décennie à ce projet. Il exécute lui-même les dessins originaux, fait graver les planches en cuivre par un graveur qu'il fait venir spécialement de Hesse, et fait imprimer à ses frais l'édition originale, tirée à 80 exemplaires (l'ouvrage sera réimprimé en 1902, puis en 1970). Deux exemplaires sont conservés en France, l'un à la Bibliothèque des sciences de l'Université Louis-Pasteur à Strasbourg, l'autre au Muséum national d'histoire naturelle à Paris.

L'aurochs est le deuxième domaine qui contribua à la notoriété scientifique de Bojanus. Ancêtre de notre bovin domestique actuel, cette espèce sauvage de grande taille disparut au XVIIe siècle en Pologne. Elle était assez répondue en Germanie, en Scandinavie et en Angleterre du temps de Jules-César. A la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, une partie des naturalistes pensent que les noms d'aurochs et de bison d'Europe désignent le même animal et rejettent l'existence propre de l'aurochs. En travaillant sur des squelettes, tant à Vilnius qu'à Paris et à Vienne, Bojanus parvient à démontrer l'existence de deux espèces distinctes, qui sont désignés depuis par les zoologistes du monde entier par les noms de Bos primigenius Bojanus (aurochs) et de Bison priscus Bojanus (bison d'Europe).

A l'université durant ces années-là, la montée du patriotisme polonais et l'opposition anti-tsariste s'intensifient. Suite à deux siècles d'union entre la Pologne et la Lituanie, l'aristocratie et l'élite locales sont très polonisées à Vilnius. Cette situation isole quelque peu les professeurs d'origine étrangère. Quand Napoléon 1er entre à Vilnius en juin 1812 et qu'il est chaleureusement accueilli par le recteur Jan Sniadecki et par un grand nombre d'étudiants qui souhaitent s'enrôler dans la Grande Armée, Bojanus part pour un temps à Saint-Pétersbourg. La ferveur révolutionnaire et nationaliste de ces journées à Vilnius ressemble trop, pour Bojanus, à ce qu'il a déjà vécu en Alsace dans les années 1789-1793, avec des conséquences qu'il devine tragiques. La suite des événements lui donnera raison, avec les énormes pertes en vies humaines de l'aventure napoléonienne en Russie. La découverte, en novembre 2001 à Siaures Miestelis dans la banlieue de Vilnius, d'un charnier de plusieurs milliers de squelettes de soldats français et étrangers de la Grande Armée, rappelle cette tragédie.

Si Bojanus est récompensé par le tsar pour sa loyauté - il est anobli en 1816 et nommé conseiller d'Etat en 1821 - il est aussi reconnu dans ses qualités par ses pairs et ses étudiants, en tant que savant et pour son attitude exemplaire envers l'université. Nommé d'office, par les autorités en 1821, comme membre d'une commission gouvernementale d'investigation sur les activités clandestines d'un groupe d'étudiants activistes - les " Philomates " -, il couvre ses étudiants et fait le nécessaire pour qu'ils soient relâchés et puissent achever leur cursus universitaire. Bien que sollicité par l'université de Berlin, il reste à Vilnius. Des problèmes de santé commencent à le faire souffrir. Il parvient cependant encore, en 1823, à créer l'Ecole vétérinaire, dont l'enseignement est destiné aux jeunes éleveurs de la région. Gravement malade, Bojanus se retira en 1824 à Darmstadt où il décède trois ans plus tard, à l'âge de 51 ans.

[Bibliographie L.H. Bojanus]

[Iconographie L.H. Bojanus]


© Philippe Edel 2002