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Jurgis Baltrusaitis (1903-1988), érudit et visionnaire

par Ugne Karvelis
auteur, traductrice, diplomate




Le 25 janvier 1988, à l’âge de 85 ans, disparaissait Jurgis Baltrusaitis, l’un des esprits les plus curieux et les plus originaux de notre temps, dont on affirme désormais qu’il restera « l’un des cinq ou six historiens de l’art qui marqueront le XXe siècle. » C’est réduire à un aspect formel la démarche d’un homme qui fut un explorateur des civilisations, un spéléologue du regard, appliqué à découvrir la véritable perspective des formes grâce aux anamorphoses qu’en renvoyaient les miroirs déformants, un voyage inlassable qui avait partie liée avec ce hasard que Julio Cortazar tenait pour le grand-maître des rencontres essentielles.

« J’ai une seule méthode de travail : aller à la source, chercher les vrais textes, au-delà des articles de synthèse… C’est en allant à la source qu’on arrive à une exacte vision des choses. On suit un chemin rebattu, et à la fin, on découvre un paysage tout à fait différent… Si le point de départ est bon, tout converge, tout se confirme et s’enrichit. Je suis conduit par le destin, et j’y vais, les yeux bandés, et j’y arrive généralement. Je ne peux pas choisir… C’est irrésistible. Une fois un chemin qui vous tient, vous ne devez pas vous retourner. »

Toute la vie, tous les travaux de Jurgis Baltrusaitis sont placés sous le signe du nécessaire imprévu. Né en 1903 d’un père poète (aussi dénommé Jurgis Baltrusaitis, 1873-1944) considéré comme l’un des chefs de file du symbolisme, il passe ses premières années – comme Oscar Milosz – dans un domaine où séjournent de nombreux artistes, écrivains, intellectuels. En 1910, l’année de la comète Halley, le père fait un voyage en Italie avec Gordon Craig. Très impressionné par les dessins et les gravures de celui-ci, l’enfant se passionnera plus tard pour ses théories sur le théâtre qui cherchent à faire de l’acteur une « surmarionnette », libérée du psychologisme et du sentimentalisme.

A onze ans, le jeune Jurgis fait la connaissance de Boris Pasternak qui passe l’été chez ses parents et lui sert de précepteur. En 1920, son père est nommé Ministre de Lituanie à Moscou, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite, en 1939. Le jeune homme rencontre Meyerhold et s’imprègne de ses travaux, fréquente les intellectuels et artistes d’avant la Révolution, mais aussi les avant-gardes issues de celle-ci qui vivent alors à l’âge du romantisme de la machine et prônent la primauté de la construction sur la composition. Il lie connaissance avec les constructivistes et les futuristes, rencontre Naum Gabo et Pesner parmi d’autres, avant de devenir le témoin du cauchemar humain et culturel qu’est pour eux le stalinisme.

Selon ses propres dires, c’est « par erreur » qu’il arrive à Paris. Il se destine alors à des études portant sur le théâtre qu’il songe à poursuivre à Heidelberg ou Oxford. Inscrit à la Sorbonne, il rencontre Henri Focillon, qui devient son maître et son ami : c’est le début de son travail de médiéviste, spécialité à laquelle il consacrera quelque trente ans de sa vie, cherchant dans l’art du Moyen Age la rigueur appliquée aux manifestations multiples de la vie. Ce qui était jusque-là considéré comme l’aboutissement d’un fantastique délirant et barbare, lui paraît appartenir à des « systèmes (qui) se reproduisent et se répètent dans un certain automatisme, comme en vertu de la vitesse acquise… »

Dans une deuxième étape de sa recherche, dont Anamorphoses – paru en 1955 – marque le tournant, il ne s’attache plus à une période précise mais s’emploie à « traverser le miroir » comme le font tous les visionnaires. Il fouille, il scrute le patrimoine artistique de l’humanité, révèle les secrets d’œuvres que tous croient connaître sans avoir pris le temps de les regarder avec minutie. L’anamorphose d’une tête de mort qu’il découvre dans Les Ambassadeurs de Holbein (1533) frappe les esprits au point qu’en 1964 Jacques Lacan fait circuler une reproduction de ce tableau dans son séminaire.

Humaniste à la façon des hommes de la Renaissance, Baltrusaitis compose son propre « cabinet des curiosités », où voisinent l’ancien et le contemporain, pour mieux montrer les sentiers secrets où se mêlent les eaux de différentes cultures en apparence étrangères les unes aux autres.

Comme Milosz, Baltrusaitis choisit le français pour langue d’expression, de préférence à l’anglais, au russe, au lituanien, qu’il domine aussi bien. Il reste cependant très attaché à son pays d’origine : alors qu’il n’a jamais enseigné en France, il se rend régulièrement à Kaunas dans les années 1930 pour y donner des cours à l’université et publie une Histoire Universelle de l’Art en Lituanie, dont le 1er volume paraît en 1934 et le deuxième en 1939. Après la guerre, lorsque la Lituanie tombe sous la coupe soviétique, il rédige un ouvrage sur l’art populaire lituanien (1948).

Dans son appartement du XIVe arrondissement de Paris, tout proche de la Porte d’Orléans et si loin de l’agitation consommatrice, un Saint-Georges en bois polychrome, œuvre d’un artiste lituanien inconnu, et des « dievukai » (petits dieux) cohabitent avec des prodiges dont il faut savoir déchiffrer les messages. Toujours vêtu d’un complet veston, le nœud papillon épanoui, Baltrusaitis recevait chaque visiteur avec une courtoisie extrême, posait sur les êtres un regard aussi attentif qu’amical et curieux. Je le sentis, si présent, un soir où j’analysais, à ma façon, un tableau que regardait mon fils adolescent. A défaut de sa présence, il nous reste la fréquentation de ses écrits que le public commence seulement à découvrir : par delà leur contenu érudit, ce sont des textes étonnamment ouverts qui laissent au lecteur toute liberté de choisir ses propres « aberrations ».

Précurseur des travaux de Claude Lévy-Strauss par certaines de ses recherches, Baltrusaitis a inauguré un structuralisme de la forme et fait de sa vie une hypothèse sans cesse renouvelée. Se refusant à être un archiviste, il se considérait comme appartenant à l’avant-garde, vivant au présent les hommes et les représentations du passé. Ce savant est aussi un narrateur hors pair, véritable romancier de la légende des formes.