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Jan Bulhak, photographe

 

" Clocher de l’église Saint-Jean ", Vilnius 1912, de Jan Bułhak
Photographie reproduite dans le n°7 – automne 2006 – des Cahiers Lituaniens.

Avec l’aimable autorisation du Musée national de Lituanie.

[autres artistes lituaniens]


L’évangile photographique de Vilnius selon Jan Bułhak
par Margarita Matulytė, historienne de la photographie, Vilnius

Chacun de nous a sa ville. De longues années ou une expérience unique vécue de manière spontanée et au caractère inoubliable nous y attachent. Bien souvent ce n’est pas le contact direct ou la présence dans cette ville qui entretient et renforce les images souvent archivées dans la mémoire et encore vivantes, mais bien les photographies qui, de manière concentrée, absorbent et réfléchissent les signes essentiels de reconnaissance et de proximité. Les photographies familiales ne recréent que l’étroite sphère privée, tandis que les photographies professionnelles, en particulier les albums d’art, feuilletés tantôt par hasard, tantôt intentionnellement, élargissent et universalisent la sensation du vécu, la transposent de la sphère privée vers une sphère supra-matérielle et supra-temporelle. Toutes les associations freudiennes persistantes, les souvenirs désagréables et malheureux remuant dans les marais de la conscience disparaissent alors.

Les vieilles photographies ont un effet tout particulièrement anesthésiant. Elles poursuivent par mimétisme l’original – la réalité représentée – et choisissent les exemples les plus purs et dignes d’être conservés. Les grandes et les petites histoires créées par les photographes mettent en image de manière si convaincante et intelligente leur héros – la ville.

Elles sont alors canonisées, publiées à de nombreux exemplaires et liées pour toujours au nom de leur créateur : Eugène Atget avec Paris, Alfred Stieglitz avec New York, Joseph Sudek avec Prague, Jan Bułhak avec Vilnius. Chacun d’entre nous ayant feuilleté au moins une fois les photographies de l’un ou de l’autre de ces auteurs ne « saisit » pas uniquement une image construite, mais fait l’expérience de la chose essentielle « inscrite » dans les photographies : euangelion ou la Bonne Nouvelle. Il est pourtant difficile, voire impossible, de la décrire, car pour celui qui regarde les photographies, en quête de la Bonne Nouvelle à la surface codée du papier photographique, se révèle alors une signification profonde, voire plus importante, unique même.

Des Lituaniens, des Polonais, des Juifs, des Russes, des Karaïtes s’identifient à Vilnius. Aujourd’hui, il en est de même pour des Allemands, des Français et d’autres qui viennent de plus en plus nombreux s’y installer et qui, à cet endroit précis, trouvent un havre pour leur existence et une terre propice à leur expression personnelle. Vilnius n’est pas non plus la ville natale de Jan Bułhak, peut-être est-ce pour cela que son regard photographique se met en quête tout d’abord de valeurs culturelles communes et ne se détourne que de temps à autre vers les « détails » de la vie. L’une des raisons de son abstraction du quotidien découle de la particularité de son expression créative influencée par les pictorialistes, en particulier par Emile Constant Puyo, l’un des représentants les plus marquants  du Photo-Club de Paris. Devenu membre correspondant du club en 1908, Jan Bułhak a ébauché, puis travaillé son style, qui est devenu par la suite celui de l’école photographique de Vilnius.

Les pictorialistes parisiens Robert Demachy, Maurice Bucquet et bien d’autres basaient leur esthétique sur des principes de la Sezession et pratiquaient la photographie picturale, impressionniste. Proche de la vision romantique française, Bułhak a transposé la tendance dominante à Paris dans le domaine des portraits, des nus ou des compositions de genre dans la photographie de l’architecture et des paysages de Vilnius. La ville a trouvé son photographe, et Bułhak sa ville, car comme Mykolajus Vorobjovas, docteur en histoire de l’art, l’a remarqué, Vilnius est merveilleusement pictural : «  Ici la nature même a sa nature plastique, son architecture. Créée par l’homme, l’architecture a été mise ici en harmonie avec la nature, enrichissant et précisant son image. Ainsi s’est formé le paysage culturel de Vilnius. On n’y trouve ni des formes artificielles qui violenteraient le paysage naturel ni non plus l’intrusion chaotique de la nature dans les ensembles architecturaux. Partout règne une rare unité harmonieuse et organique des deux éléments. D’ici naît une résonance subtile entre les formes architecturales et la vie de la nature. D’ici surgissent les métamorphoses incessantes des beautés de Vilnius, différentes selon l’atmosphère, la lumière des cieux. La ville vit en symbiose avec le brouillard, les rayons du soleil, les reflets de la lune, les crépuscules humides et la luminosité des tapis neigeux ».

Les vues photographiques de Bułhak donnent tout leur sens à ces mots. La ville est devenue pour le photographe son matériau créatif principal et son laboratoire, bien que Bułhak ait commencé à photographier en 1905 dans le domaine de Persieka, situé non loin de Minsk (Biélorussie) mais assez éloigné de Vilnius. Il puisait dans les thèmes locaux pour ses créations : des paysages biélorusses, des habitants typiques et leur quotidien. Le photographe était plutôt critique vis-à-vis de ses premiers essais. Bułhak qualifiait le résultat de ses hautes ambitions de l’époque de « travaux de dilettante » et de « snob », et l’ensemble de son activité photographique « d’impulsive » et « d’immodérée ». C’est pourtant grâce à ces débuts et à ses travaux publiés dans des revues que Bułhak se lança avec succès dans le monde de la presse et inscrivit son nom parmi les pictorialistes européens.

L’artiste vilnois Ferdynand Ruszczyc (1870-1936) encouragea Bułhak à venir à Vilnius et à se lancer dans la photographie professionnelle. Il avait ressenti la nature sensible et active du photographe et remarqué son potentiel dès ses premiers travaux. Au début du XXe siècle, Ruszczyc était l’un des rares artistes à Vilnius à considérer la photographie comme un art à part entière. Il comprenait bien que si Bułhak restait en province, il n’aurait aucune proposition de travail intéressante et ne pourrait se réaliser comme artiste. Il encouragea donc le photographe à venir s’installer à Vilnius. Ruszczyc n’a pas seulement formulé le rôle et l’image du photographe ; il lui a aussi fourni tout le matériel technique pour pouvoir se lancer avec succès dans son activité. Il s’est arrangé avec le conseil municipal pour que Bułhak procède à l’inventaire de Vilnius. Il photographiera tous les monuments architecturaux, leurs détails et les vues générales de Vilnius. C’était un projet audacieux, original et fondamental. Le photographe se mit au travail en 1912, après s’être perfectionné en Allemagne dans les studios d’Hugo Erfurth (1874-1948). L’école photographique moderne allemande a considérablement influencé le futur photographe de Vilnius.

Plongé dans la Belle Epoque de Vilnius, Bułhak observait attentivement la ville se moderniser, sans se refermer pour autant. Se sentant pleinement membre de la communauté des photographes européens, il a préparé des expositions personnelles et participé à de nombreuses expositions communes à Paris, Bruxelles, Amsterdam, Stockholm et Sofia. En même temps, la commande formelle de l’administration devint la clé de voûte créative du photographe. Entre 1912 et 1915, Bułhak composa Archives photographiques, un recueil en 15 volumes de photographies de l’architecture de Vilnius. Parallèlement, il prépara un album en 14 volumes intitulé Vilnius à travers les photographies de Jan Bułhak, un album de 6 volumes La Lituanie à travers les photographies de Jan Bułhak comportant des anciennes vues des villes du Grand-duché et un recueil de photographies des Lieux saints de Vilnius.

Bułhak a constitué la plus grande partie de ses archives photographiques, dont les plus beaux panoramas et monuments architecturaux de Vilnius avant la Première Guerre mondiale. Même pendant les années de guerre, il eut une intense inspiration et il compléta sa collection avec de très belles œuvres. Pendant l’occupation allemande, Vilnius s’ouvrit à la culture occidentale. Bułhak le ressentit dès les premiers mois. Ses travaux devinrent de plus en plus populaires. Avant le conflit, les travaux du photographe ne bénéficiaient pas de la même attention de la part du public local qui se satisfaisait de ses propres photographies retouchées. L’art de Bułhak demeurait incompréhensible. Le photographe a conservé le témoignage d’une telle incompréhension, la lettre d’un client de la librairie qui vendait ses œuvres : « les vues de Bułhak sont très mauvaises, je renvoie le tout à monsieur ».

La rencontre de Bułhak avec le lieutenant Manfred Bühlmann, architecte et historien de l’art, lui permit pendant la guerre de disposer du droit illimité de se rendre dans n’importe quel endroit de la ville, et même dans des lieux autrefois inaccessibles. Il parcourut toute la vieille ville et les environs, put photographier, même là où il était interdit aux civils de se rendre, surtout avec un appareil photo. L’été 1916, Bułhak travailla intensément et sans tenir compte du monde extérieur : « Je me hâtais avec mon appareil vers ces beaux jardins. Plus d’une fois, j’avais l’impression que des ailes me poussaient. Je vivais comme subjugué, éloigné de la vie, et même de moi-même. Je travaillais intensément et avec un goût de victoire, en essayant de ne penser à rien d’autre qu’à ce travail béni et en y cherchant le refuge et l’oubli ».

Ce fut l’apogée de son œuvre. Après la guerre, Bułhak photographia peu. Il s’engagea dans des activités scientifiques, pédagogiques et sociales. Ruszczyc, qui l’aida à se perfectionner dans le domaine de la photographie artistique, l’incita à se consacrer à l’enseignement. Devenu doyen de la Faculté des beaux-arts de l’Université Etienne Bathory en 1919, Ruszczyc invita le photographe à fonder et à diriger la chaire de photographie. Bułhak forma la première génération de photographes professionnels. Enseignant à l’université, il développa une théorie de l’esthétique de la photographie picturale, expérimenta et perfectionna sa technique. En vingt ans de travail universitaire, il publia une centaine d’articles, prépara plusieurs monographies, publia le premier ouvrage de l’histoire de la photographie et, en créant les charmants cahiers d’essais de Vilnius, Voyages du photographe en 1936, il se révéla être non pas uniquement un photographe mais aussi un écrivain de talent.

Cependant, en l’espace d’un instant, de cette période ne restera qu’une fata morgana. Le 10 juillet 1944, l’Armée rouge bombarde Vilnius. Une bombe explose dans l’atelier photographique de Bułhak. Des dizaines de milliers de négatifs et de photos, son matériel, sa bibliothèque, ses archives disparaissent en fumée. En un instant, sa vie est divisée en deux parties, avant et après ce jour maudit. Sur commande du nouveau pouvoir soviétique, il photographia avec son fils Janusz la ville détruite, brûlée, vidée. Cependant, les pertes subies et la nouvelle occupation poussèrent Bułhak à quitter son cher Vilnius pour la Pologne. Ses dernières photos immortalisèrent le tragique du Vilnius de l’après-guerre.

Possédant les bases de l’histoire de l’art et connaissant bien le développement de la ville, Bułhak s’est intéressé à l’architecture de Vilnius, en particulier à l’architecture baroque qui émergea au XVIIe et XVIIIe siècle. Plus d’un photographe a dirigé ses objectifs sur les sites baroques de Vilnius, mais c’est Bułhak qui immortalisa les monuments architecturaux avec le plus d’intelligence. Le photographe avait son propre regard sur cet art à multiples facettes dont il comprenait le langage : derrière chaque lieu saint ou palais se trouvent la volonté, l’ambition, le travail ou le talent de celui qui l’a créé. Il faut savoir quand, comment et pourquoi ils sont apparus, ressentir l’esprit de leurs créateurs et mécènes, revivre les pensées et les espoirs, les enchantements et les déceptions humaines pour comprendre réellement ce qu’est l’architecture…et alors tomber amoureux de ces monuments en briques pour les grandes joies et les triomphes, pour les nombreux malheurs et douleurs qui y sont cachés.

Le photographe a souligné le rôle exceptionnel des bâtisseurs. La noblesse du grand-duché de Lituanie, instruite et formée aux traditions européennes, n’a pas joué qu’un rôle de mécène ou de donateur ; elle a aussi influencé les décisions architecturales en prenant en compte la culture locale et les particularités du paysage archaïque. Vilnius est connu comme une ville baroque ; mais ce qui importait à Bułhak, c’était de découvrir l’essence du baroque européen qui y surgit de manière adaptée. En photographiant les façades ou les intérieurs, il a toujours souligné le caractère massif, ornemental et expressif de ce style. Il savait rendre le caractère pictural qui est d’ailleurs une marque de fabrique de ses oeuvres.

Il a quadrillé tout Vilnius dans ses photographies, ne faisant l’impasse sur aucun des monuments architecturaux. Des points les plus hauts de la ville, il créa des panoramas confirmant l’existence de la belle ville baroque. La colline du château, les ruelles de la vieille ville dans lesquelles les silhouettes, tels des entrelacs, ne faisaient que passer furtivement, attiraient son attention, le quartier juif avec la Grande Synagogue et le labyrinthe des cours étroites encore plus.

Cependant, se remémorant la grandeur des ambitions des constructeurs de la ville, il relevait à nouveau son objectif vers l’église Saint-Casimir, la première construite entre 1604 et 1618 grâce aux efforts des Jésuites. Il immortalisa avec un sens très fin de l’observation la façade sans tours de l’église Sainte-Thérèse, construite sur le modèle du Gesù de Rome et la somptueuse chapelle Saint-Casimir en la cathédrale de Vilnius. Il travailla avec beaucoup d’attention dans l’église Saints-Pierre-et-Paul, soulignant la richesse exceptionnelle et la plénitude de la décoration intérieure. Il semble qu’en photographiant Vilnius, il se sentait être le roi de la ville, d’autant plus qu’à cette époque il n’y avait pas de photographe plus grand et plus productif que lui.

L’architecture et la photographie étaient pour lui des domaines dans lesquels il fallait travailler lege artis. En associant au processus de création photographique les intentions des bâtisseurs se traduisant par la forme et le programme idéels, Bułhak cherchait à réaliser une anthologie et photographiait tous les détails de manière analytique. Cependant, il suffit de voir quelques épreuves, voire une seule, pour remarquer son rapport bien plus profond avec la matière. Dans la rationalité des images composées se dégagent des éléments irrationnels. Même la prise de vue à des fins documentaires d’un objet devient un acte très personnel et spirituel du photographe. En respectant à la lettre les règles de photographie de l’architecture, il donnait la priorité à la lumière : « sans soleil, l’architecture est morte et plane ».

Comme il revient à chaque grand photographe, Bułhak a formulé sa devise et son testament non officiel destiné à des collègues lointains et inconnus : « photographiez avec votre cœur ». Cette formule toute simple renferme sa vision du monde, ses positions professionnelles et citoyennes, et sous-entend le travail et l’application, l’enthousiasme et la fougue, le talent et l’expérience, le goût et le sens de l’observation, l’érudition et l’intelligence, l’ouverture et la vocation. Il a toujours tendu vers la perfection des formes d’expression, recherché l’harmonie et travaillé la matière avec subtilité et retenue. En se détachant des possibles interprétations, quelles que soient la nature, l’architecture ou l’homme, il laissait l’objet photographié parler, en soulignant ainsi la valeur  artistique principale : l’idée première.

Les notes de bas de page de l’auteur ont été supprimées dans la version électronique de l’article.

Traduit du lituanien par Marielle Vitureau
@ Margarita Matulytė, Cahiers Lituaniens n°7, 2006.