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L’artiste peintre et illustrateur
Algirdas Steponavičius 

   

Algirdas Steponavičius : Pasakos "Striukis beuodegis" ilustracija. III. 1974. 10,5x17,5 (Illustration pour le conte "Le loup sans queue" d’Algirdas Steponavičius, avec l’aimable autorisation de Birutė Žilytė)

Algirdas Steponavičius, né en 1927 à Kaunas où il vécut jusqu’en 1939, fit ses études à Vilnius où il étudia les arts graphiques à l’Institut d’art de la ville (1944-1950). C’est à l’Institut qu’il fit connaissance de Birutė Žilytė, peintre comme lui, qu’il épousa en 1951. Il contribua à plusieurs revues telles que « Tarybinė moteris » (1952-53), « Genys » (1954-87) ou « Pegalė » (1962-71) et illustra de nombreux livres, notamment d’Ignas Lapienis, Kostas Kubilinskas, Kazys Boruta, Mykolas Sluckis, Vincas Krėvė, Petras Cvirka, etc. Il doit aussi sa renommée à ses fresques murales et reçut de nombreux prix, dès 1964 à la Foire du livre de Leipzig jusqu’au Prix National de Lituanie en 1990. Mort en 1996 dans son atelier d’Užupis, il est enterré au cimetière de Jeruzalė à Vilnius.

[autres artistes lituaniens]


La peinture d’Algirdas Steponavičius : « le mystérieux miroitement de l’être »

par Birutė Žilytė[1]

C’est sur une colline de Vilnius entourée de chênes, au milieu d’une prairie aux buissons et aux grands pins agités par les vents, dans une maison ornée de colonnes blanches près de laquelle un poteau-chapelle de bois est battu par les vents et la pluie, parmi les livres, les tableaux, les sculptures, les objets de formes variées, prenant chez lui une signification insolite, près d’une grande fenêtre, derrière sa table couverte de dessins, que Algirdas Steponavičius (1927-1996) créait ses remarquables illustrations de livres.

Celui qui signait simplement ses œuvres par son prénom Algirdas est né à Kaunas. Son père était imprimeur et éditeur, et sa mère étudia l’égyptologie. Il fit à l’Institut des Beaux-Arts de Vilnius ses études de graphisme, qu’il termina en 1950. Il eut comme professeurs de célèbres graphistes lituaniens, tels que Mečislovas Bulaka, Jonas Kusminkis, et en histoire de l’art, le philosophe Lev Karsavin. Par ailleurs, il s’intéressa passionnément à la poésie, à la philosophie et à la musique, et aimait la nature.

En fouillant dans l’existence mystérieuse de l’homme et du monde grouillant de vie, Algirdas Steponavičius créa un monde artistique original, plein de vie et de significations, à travers le graphisme, la peinture, les illustrations de livres et les fresques. Il participa à des expositions en Lituanie et dans d’autres pays, comme la Lettonie, l’Estonie, la Russie, la Slovaquie, l’Allemagne, l’Italie. Il chercha à relier la culture archaïque avec les formes d’expression plastique de l’art moderne en interprétant à sa façon les contes lituaniens et les livres traditionnels, et en les illustrant de manière éloquente. Il s’intéressa à la sculpture antique lituanienne, au folklore, à la mythologie et à toutes les couches de la culture antique des autres pays du monde.

Des illustrations très parlantes, colorées et décoratives illuminent l’illustré pour enfants Genys (Le pivert), le livre Varlė karalienė (La reine grenouille, 1962) de Kostas Kubilinskas. Il créa un monde artistique original, fondé sur une conception originale de la nature et une profonde connaissance du folklore. Ses dessins pouvaient représenter les histoires de la vie de fées, de sorcières ou d’orphelines, des personnages tels que Molis Motiejukas, les petites sœurs Elenytė ou Piemenėlis Trivainėlis ; et pour la plupart des enfants, ces histoires restaient gravées dans leur mémoire toute leur vie. Il aimait particulièrement dessiner les loups, en en faisant des créatures mythologiques, comme ces trois loups rouges faisant le guet sur les hauteurs à la lisière de la forêt. Un loup rouge guette une jeune fille près d’une petite maison, sous un soleil brûlant. En montant l’un sur l’autre, les loups atteignent la cime d’un grand pin où trône le tailleur qui leur a coupé la queue. Levant la tête, le loup rouge sans queue se met à hurler. Le loup se dresse, gueule ouverte, devant un paysan rusé qui lui offre une tranche de pain, et qui, dans les dessins d’Algirdas, se courbe en labourant, en hersant, et en ramassant du bois mort.

Les figures et les objets dessinés, limités par des lignes friables et ondoyantes, prennent des formes métaphoriques, desquelles sort une énergie intérieure fortifiée. Ce sont des couleurs lumineuses, contrastées, et une suggestive et artistique rythmique structurelle. La retenue des formes fougueuses est caractéristique de toute l’œuvre d’Algirdas.

La magie de la composition a attiré Algirdas. Chaque détail était important pour lui, sa forme, les contours des silhouettes, leurs contacts avec l’espace et avec eux-mêmes. Les sujets de ses dessins – petits bonshommes trapus, laboureurs, intendants, Juifs, Tziganes – sont comme alliés à des représentations d’animaux, de plantes, de maisons, de choses, et évoluent en rythme dans les paysages remplis de jeu spirituel, « Žemė », « Mugė » (illustrations pour le livre de Kazys Boruta Jurgio Paketurio klajonės, 1963).

Son petit livre sur le folklore, Šepetys repetys (1963), est très bien fait et merveilleusement beau. Tout tient dans un petit format ; il alterne en rythme, illustrations, textes originaux, pages en noir et blanc, sens archaïques du texte, et il les transforme de façon expressive selon sa propre vision du monde. Au rythme de son cœur, il exprime le souffle ancien résonnant à travers les siècles. Par des lignes diaphanes ou rugueuses, avec son trait de crayon irremplaçable et bien particulier il dessine des petits bonshommes archétypes, modelés d’une « argile terrestre » résistante, enchaînés par une existence impossible à changer – des meuniers, des vents polissons soufflant la farine de la cuve d’Agota,  des arbres de vie – mais aussi des fleurs, ou la douloureuse expérience d’un petit loup.

« J’aime quand la forme artistique du livre pousse comme une plante, quand les caractères, les dessins, leurs structures et leurs rythmes se rejoignent dans un ensemble original, et qu’au fil des pages s’ouvrent des paysages magiques de signes graphiques, de visions et de sens. J’aime dessiner des livres de contes, et voyager ainsi à travers ce pays enchanté. Ici on peut laisser tomber nos vêtements étriqués du quotidien, s’envoler au-dessus du naïf tumulte de l’existence, regarder toutes choses d’un peu plus haut, avec amusement ou avec tristesse, et avec compassion. Ici je peux peindre le monde de mes propres couleurs, dessiner les formes les plus étranges des choses et des êtres, et les colorer selon ma perception du monde. Les secrets et les miracles du monde se réalisent ici, en moi et à travers moi. C’est ainsi que naissent  mes contes illustrés et toutes autres représentations de ma perception du monde. N’y voyons pas là l’arbitraire de l’imagination ou l’expression égoïste d’un « moi ». Le monde participe toujours à la création de l’œuvre en tant qu’univers, et je ne suis que sa particule. L’insubordination artistique même se transforme par la manifestation de sa volonté, et cela c’est le principe fondamental de la création, dans l’espace duquel bouge l’esprit fier, indépendant, démoniaque et libre du créateur »[2].

Pour chacun de ses livres illustrés, Algirdas a cherché de nouvelles méthodes de manifestation artistique propre. Plongés dans les profondeurs du temps, les rêves imagés de la vie (d’amour, de séparations, de combats héroïques) sont gravés, dans les représentations métaphoriques ou statiques des événements historiques, dans les pierres de formes archaïques et dans les illustrations de Dainavos šalies senų žmonių padavimų (Les légendes des ancêtres du pays chanteur, 1973) de Vincas Krėvė.

Il créa un concept artistique unique du livre en illustrant Nemuno šalies pasakas (Les contes du pays du Niémen, 1988) de Petras Cvirka. Avec amusement lorsqu’il regardait le naïf tumulte du monde, avec amour ou compassion, il dessina d’étranges petits bonshommes marqués par l’absurdité de leur destinée, des plantes, des loups, des objets et des astres. Dans la foule de ses reproductions s’épanouissent le grotesque et l’étrange. En introduisant des Perkūnas[3], des sorcières, des idiots de village, des paresseux, des semeurs, des rongeurs de bouleaux et des brigands dans ces images de l’existence du monde, il en fait des créatures mythiques. Algirdas dessine des estrades de bois réalistes et puissantes, sur lesquelles se déroule une sorte de mystère rituel et ininterrompu de la vie : on va, on vient, on se déplace, on paît, on sème, on moud, on tombe malade ou on danse en saluant d’un coup de chapeau. Le soleil et la lune se rencontrent, Perkūnas vogue dans le ciel, le diable surgit de dessous la terre. Et puis, un petit bonhomme trapu avec une jambe de bois monte à l’échelle sur la butte de la vie terrestre. Au-dessus de ces constructions de bois étagées, comme sur des rayons « de la vie courante », où l’on peut voir un maître cordonnier, une mère malade, un chien accablé, un garçon recroquevillé qui saute de joie, un loup mythique ou un taureau excité. Les objets dessinés – petits bonshommes trapus, chiens – s’introduisent ingénieusement dans les textes manuscrits au milieu des pages dont les structures se répètent régulièrement. Dans un livre structuré, en feuilletant les pages, on retrouve sans cesse l’aveugle, le sourd, le muet, le manchot, le père sans cœur, les fabricants de balais, les paresseux, les édentés, les bigleux et le chien portant un os. « C’est comme si un mystère extraordinaire, jamais vu, se jouait sur la scène étagée du théâtre du monde. On pourrait dire que le peintre lui-même, par son graphisme, écrivit un ingénieux « livre de vie », qu’il créa un modèle fantastique de l’univers »[4].  

Ecoutons l’artiste : « En fait, les dessins n’illustrent pas le texte, ce sont des structures beaucoup plus universelles, qui parlent de l’existence même. Le sujet des contes n’a pas ici de signification importante, il est tapi dans les formes même. Ce qui m’intéresse c’est l’évolution de l’être, qu’est-ce que cet « existant », et comment est-il ? J’aime la naissance même de la vision artistique en moi et au milieu des pages, cette tension de l’«existant » et du vide. » [5] « Pour moi, le processus d’une œuvre d’art, c’est la création d’une vision du monde, fondée sur une foi intérieure. Ce sont des efforts pour dissiper la couche de poussière sur cette foi, pour déchirer le voile couvrant les objets et les phénomènes, afin que mon esprit pénètre dans le secret de notre Mère Nature. La nature et l’essence même de la création humaine sont étroitement liées au mécanisme et à la cause aussi bien de la nature entière qu’aux puissances créatives de l’Univers. L’œuvre d’art aide les gens à se comprendre, se connaître et s’affirmer soi-même, et en même temps, elle les rapproche de leur perception de l’essence existentielle. »[6]

Ses illustrations originales attirèrent l’attention et influencèrent l’évolution de l’art du livre. Elles reçurent la médaille d’or à la Foire du livre de Leipzig (1965), la Pomme d’Or et un prix à l’Exposition internationale d’illustrations de Bratislava (1967), et le diplôme Ivan Fiodorov à Moscou (1989). Algirdas gagna également en 1989 le diplôme Jonas Kazimieras Vilčinskis accompagné d’un prix pour le livre le mieux illustré de l’année en Lituanie. Et en 1990 on lui attribua le Prix National.

En peignant, il pénétrait dans les profondeurs de l’être créé. Sa peinture est constructive, dure, rugueuse, à plusieurs sens, et à plusieurs niveaux. Ses motifs principaux sont la tête à plusieurs visages humains et toutes figures paradoxales composées de plusieurs parties[7]. L’image de l’homme est créée librement selon les lois de la logique artistique, puis déformée, et associée ou identifiée à un arbre ou une plante. Les couleurs et les allures ouvrent les profondeurs des sentiments de l’être, et les répétitions des formes de la nature sont immergées dans les mondes de formations et de disparitions[8].        

Lorsqu’il créait des estampes graphiques, il aimait beaucoup la technique de la lithographie, directe, plus proche du dessin. Les structures artistiques originales des lithographies font ressortir une tension dramatique et anxieuse. Il y a alors une confrontation mystérieuse avec quelque chose qui se tapit au-delà de la limite de notre connaissance[9].  Le motif mythique de la tête morcelée se met à parler comme le symbole d’une menace, d’une angoisse ressentie par une nature diversifiée.

L’œuvre d’Algirdas est massive, elle forme une conception originale du monde. Toutes les formes artistiques, semblant émaner l’une de l’autre, associées souplement entre elles, mais construites solidement, constituent un ensemble architectonique uni. D’une vérité intérieure authentique et d’une forte personnalité émergent une beauté rustique et un monde mythologique.

Voici quelques-unes de ses pensées sur sa perception du monde, ainsi que sur l’essence et le processus de son œuvre, partie inséparable de celle-ci. En lisant ces mots inédits, nous pouvons comprendre davantage son œuvre et nous en rapprocher.       « En dessinant, je pénètre profondément dans l’être par ma conscience (avec connaissance), je me plonge dans un univers de construction structurée et de la naissance de l’être. Je me confronte avec le monde, et je suis ainsi le témoin de son avenir. C’est le processus dans lequel, chaque fois, j’ai l’impression de me construire moi-même, et de renaître.

La création, c’est le mystérieux miroitement de l’être, sa pérennité, sa confession et son extériorisation. Il se cache en elle comme un espoir d’abandonner l’absurdité du monde, ainsi que des efforts toujours renouvelés pour construire un pont friable vers l’éternité au sens divin du terme. »[10]

 

Traduit du lituanien par Sylvie des Roziers

@ Birutė Žilytė, Cahiers Lituaniens, n°8, 2007

 


 

[1] Birutė Žilytė, artiste-peintre, fut l’épouse d’Algirdas Steponavičius. Le titre de l’article est inspiré d’un passage de l’ouvrage Algirdas Steponavičius : Pasloptingas būties švytėjimas (dir.), Vilnius, R. Paknio leid., 2002, p.16.

[2] Idem, p. 17, 21.

[3] Le dieu du tonnerre dans la mythologie lituanienne, comparable au Zeus grec ou au Jupiter romain.

[4] Ingrida Korsakaitė. « Aš mažas akmenėlis dangaus pakrašty...“,  Literatūra ir menas, 9 février 1971, p. 3.

[5] Algirdas Steponavičius : Pasloptingas būties švytėjimas (dir. Birutė Žilytė), Vilnius, R. Paknio leid., 2002, p.21.

[6] Idem, p. 11.

[7] Cf. « Galva - angelas » (L’ange est la tête) I, II, III (1963-1965), « Galva, žiurinti aukštyn » (La tête regardant en-haut) (1963), « Susitikimai » (Rencontres) I, II, III (1965-1967), « Augalas » (Plante) (1967), « Galva » (Tête) (1968), « Galva-augalas » (La tête est une plante) (1988).

[8] Cf. « Augalai » (les plantes) (1975), « Galvos su kepurėmis » (Têtes à chapeaux) (1988), « Atvertis » (S’ouvrir) I, II, III (1989-1994).

[9] Cf. « Cirkas » (Le cirque) (1968), « Litografavimas » (L’art de la lithographie) I, II, III (1968-1970), « 1863 m. Sukilėlis » (L’insurgé de 1863) (1969), « Litografija » (Lithographie) I, II, III (1969-1970), et « Litografija Vincui Kisarauskui » (Lithographie pour Vincas Kisarauskas).

[10] Algirdas Steponavičius, Pasloptingas būties švytėjimas (dir. Birutė Žilytė), Vilnius, R. Paknio leid., 2002, p.16.