Cahiers Lituaniens
Accueil
Présentation
Sommaire
Editeur
Partenaires
S'abonner
Lire en bibliothèque
> La Lituanie,
pays baltes
> Littérature lituanienne
> Guide de lituanien
Revues amies

   

© Association Alsace-Lituanie
Mentions légales
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’artiste peintre et illustrateur
Stasys Eidrigevičius 

   

" U siebie / At home " (Chez soi) de Stasys Eidrigevičius, illustration pour l’affiche annonçant le deuxième "International Ethnic TV Festival" (1998, Cracovie) avec l’aimable autorisation de l’artiste.

 

Stasys Eidrigevičius, artiste peintre et illustrateur, compte parmi les affichistes les plus reconnus, tant en Europe qu’au Japon ou au Mexique. Né en 1949 en Lituanie à Mediniškiai dans une famille lituano-polonaise, il fait des études de beaux-arts à Kaunas et Vilnius, puis s’installe à Varsovie à partir de 1980. La Pologne est alors le pays le plus ouvert du bloc soviétique. Fort de sa double culture, il y puise sa vision unique du monde, si imprégnée de mélancolie et de mystique, que le lecteur découvrira dans le n°9 des Cahiers Lituaniens dès la couverture, avec la superbe affiche si significative, intitulée "Chez soi". Les illustrations des pages intérieures et l’article de Ingrida Korsakaitė, critique d’art, permettent de saisir l’étendue du talent exceptionnel de cet artiste, à la fois polonais et lituanien comme le furent en leur temps en littérature Adam Mickiewicz et Czeslaw Milosz.

[autres artistes lituaniens]


Arts graphiques : les métamorphoses de Stasys Eidrigevičius

par Ingrida Korsakaitė

 

Le phénomène devenu célèbre de Stasys Eidrigevičius fait l’objet d’explications très diverses, cherchant à trouver l’unique source de sa vision du monde à expliciter le sens d’une œuvre changeante, aux sources multiples, et en même temps très simple. Les uns y voient les traces de sa campagne natale perdue, imprimées profondément dans son esprit, la nostalgie des expériences personnelles de son enfance. Les autres distinguent les éternelles représentations archétypales de l’oiseau, de l’arbre, du chemin, de la maison, de l’eau (de la cruche), ou le motif plurivoque du masque, et y voient les significations universelles de l’œuvre de Stasys. Absurde, dérangeant, son monde d’images s’explique aussi parfois par l’action d’une époque historique concrète, associée aux jougs d’un système totalitaire, qui choquèrent jadis son âme d’enfant, et qui sont aujourd’hui de menaçantes contradictions de la civilisation, accablant l’humanité. L’entreprise originale de Stasys fut de nombreuses fois comparée aux particularités du surréalisme (comme la motivation subconsciente de l’œuvre, ou les relations illogiques des objets représentés). Certains repèrent là les répercussions d’un sentiment panthéiste balte, une mélancolie et une mystique typiquement lituaniennes, ou cherchent un lien traditionnel entre les cultures lituanienne et polonaise, les signes de leur proximité. C’est l’interprétation poétique que donna le célèbre critique italien Vittorio Sgarbi, qui convient le mieux au peintre lui-même. Ce dernier, dans l’article « Stasys, ou de la solitude », considère l’isolement existentiel de l’homme (surtout de l’artiste) comme le moteur essentiel de son œuvre, face à la vie et à la mort.

Toutes les interprétations mentionnées ont un peu de vrai, elles révèlent tels ou tels origines et facteurs de l’œuvre du peintre, inexplicable par un seul point de vue. L’objet principal des diverses thèses à son sujet, des suppositions, et des hypothèses, que l’on retrouve dans la plupart des œuvres de Stasys, c’est ce personnage étrange, le même, et pourtant toujours différent, dont le visage figé rappelle un masque, ou lui ressemble en tous points. Le trait extérieur le plus caractéristique de cet individu aux cent visages, ce sont ses yeux ronds, fixant le vide, qui hypnotisent.

Au début, dans des ex-libris, des miniatures d’art graphique et de peinture, des illustrations de livres, Stasys représentait la relation de la destinée de l’homme avec son milieu, les autres personnes, les choses, les animaux et les plantes. Il dessinait toute la silhouette, ses métamorphoses inattendues, son devenir, ses formes de la nature vivante ou inerte, paradoxalement associées, entrelacées, emmêlées. Les années passant, il délaissa peu à peu les sujets de composition irréelle, forme d’une certaine littérature, et concentra de plus en plus souvent son attention sur les visages des personnages qu’il représentait. Il créa des séries entières de pastels, appelés « visages ». Dans la plupart de ces pastels et des affiches, le visage occupe déjà toute la surface de la feuille, et parfois tient à peine dedans. Dans les affiches, où il ressort en gros plan, le visage paraît particulièrement impressionnant.

Le visage humain a attiré le peintre dès ses premiers pas, lorsque, d’une manière encore photo-réaliste, il peignait ou photographiait ses proches, sa mère, son père, ses sœurs, sa parenté et ses voisins. Cette observation attentive des traits particuliers lui servit plus tard, lorsqu’il créa sa galerie des visages-masques, illimitée et loin de la réalité. Stasys représente toujours différemment son personnage fantasmagorique, par d’ingénieuses variations, avec des accessoires toujours nouveaux, il transmet les différentes nuances d’un état mélancolique, comme l’humeur songeuse, triste, abattue, craintive, indifférente, et parfois même tristement joyeuse. Dans ces « portraits », le rôle des yeux est particulièrement important. Dans les uns, ils ont un regard impassible d’oiseau, de poisson ou d’aveugle, dans les autres, ils regardent droit dans les yeux du spectateur, se glissent par une petite fente, certains sont dissimulés d’une manière significative, d’autres fabuleusement encadrés ou se transforment en une partie d’un autre dessin. Vytautas Valius a très bien décrit cette attraction inhabituelle des œuvres de Stasys : « Un regard magique transcendantal qui ensorcelle. »

Les titres aident à percevoir le non-dit de telles images (par ex. « Nécessité », « Préoccupation », « Rituel », « Entre terre et ciel »), dévoilant un champ sémantique plus large, une richesse conceptuelle. Stasys soulève toujours des questions existentielles, il incite à se pencher sur des problèmes éternels avec un autre regard.

Le lyrisme douloureux diminue, ainsi que les tristes impressions de son enfance, et les motifs poétiques d’oiseaux, récurrents dans son œuvre antérieure. Les relations avec le monde se font de plus en plus dramatiques. Le visage humain est représenté de plus en plus déformé : défiguré, recomposé ou bizarrement enveloppé de lambeaux de papier ou de tissu. Les yeux regardent chaque fois plus lugubrement, de plus en plus désespérés. L’inquiétude de la charnière des âges, les cataclysmes et le souffle de la mort ont laissé leur trace. Stasys a dit que dans tous les « visages » il y a aussi les traits d’un autoportrait spirituel.

Dans son œuvre, l’expérience stoïque de la solitude, de son existence retirée, se marie de façon surprenante avec le désir théâtral d’attirer, d’influencer, de surprendre chaque spectateur. A cet égard, le peintre se dévoile nettement dans ses actions et performances de la dernière décennie. En ouvrant ses expositions personnelles, il organise habituellement des actions métaphoriques, qui expriment combien les traits de sa nature artistique sont aussi caractéristiques que l’idée de son exposition concrète (par exemple : « Le puits », ŠMC, Vilnius, 1993 ; et « Le tranchage du pain », Cracovie, 1999). Stasys est très attiré par l’évolution postmoderne du multimédia, proche de son individualité à plusieurs facettes. Plongé dans les concerts de l’opus « Erotisme » de B. Kutavičius (d’après des poèmes écrits par Stasys), le peintre chercha les enchaînements entre la musique, le texte poétique et le spectacle, et tout en improvisant, il dessina en présence des spectateurs.

Son œuvre ne cesse de s’étendre, il aborde de nouvelles formes d’art, de nouveaux genres, de nouvelles techniques de réalisation, invente ses propres façons de faire (les masques et leurs « douleurs » intimes, que l’auteur préfère appeler «petits soucis » ; dessins-installations ; « dessin-lavage »). Le peintre développe à sa manière les possibilités artistiques de genres différents. Il crée par exemple des variantes grotesques de ses portraits-types, et sur affiche, cela leur donne une incroyable intimité. Il associe la langue conceptuelle traditionnelle à l’avant-gardiste, améliore la forme avec maîtrise, enrichit le coloris, et en même temps se met à dessiner sur les briques de construction les plus grossières. Il change constamment, mais reste authentique, on le reconnaît donc tout de suite n’importe quand et n’importe où. Cette alternance est pleine de contrastes, allant des plus grandes toiles aux miniatures, de l’eau forte au pastel, de l’illustration classique jusqu’à l’action postmoderniste.

Avec le temps, Stasys abandonne quelques-uns de ses domaines artistiques (par ex., l’ex-libris ou la peinture de miniatures), il s’éloigne de ses aspirations de l’une ou l’autre période, et pourtant, préserve et valorise chaque tronçon irremplaçable de ce chemin parcouru. Il organise des expositions rétrospectives personnelles d’envergure, pour lesquelles sont édités d’impressionnants albums-catalogues, embrassant toute la variété et la dimension de son développement créateur.

Il est difficile de parler de la signification d’une de ses œuvres, sans la totalité. Le personnage de l’ex-libris de Stasys peut revivre dans une action après une décennie (« Le Chemin », 1992), les masques sont repris dans des compositions de montage-photos, et vont jusqu’à devenir d’énormes objets de carton. Installés dans les œuvres d’art, les personnages rentrent sur la scène de théâtre et sur les pellicules, et les « visages » de pastel se mettent à parler sur les affiches. La sculpture est également un des domaines de Stasys. Sa grande et solide sculpture de métal « Visage » (1992) remporta la médaille d’un projet international prestigieux au Japon, et dans la résidence d’été du peintre, un parc de petites statues de bois improvisées se forme, rappelant un recueil d’artéfacts d’art naïf.

C’est dans ses dessins que Stasys change le moins. Il les créa en un nombre indéfinissable. Il dépeint sans arrêt, de façon grotesque, différentes scènes de l’existence humaine qui serrent le cœur, il trame des situations paradoxales quelque peu terrifiantes, incarnant les courbatures de l’âme. C’est comme si une certaine angoisse insistante dirigeait l’imagination infatigable du peintre et l’obligeait à dessiner toujours plus de nouvelles grimaces absurdes. De cette manière, il a lui-même l’impression de vaincre l’incohérence et la solitude, il écoute alors et attend une réponse. Stasys ressent bien le fardeau de la destinée humaine, indulgent pour ses fautes et faiblesses, il déborde d’une secrète compassion. Son trait, vigoureux et nerveux, douloureux et sensible ressemble à un coup de scalpel de chirurgien.

Les dessins virtuoses du peintre, ses formes épurées, très synthétisés, s’épanouissent sur les surfaces des murs, et deviennent une partie intégrante des installations d’origine. Après quelque temps, l’auteur lui-même supprime ces dessins, à la surprise des spectateurs devant cette triste action, quasi rituelle. C’est ce qui eut lieu en 1996 à Lodz, Vilnius et Essen, et en 1999 à Rome. Le dernier « dessin-lavage » fut documenté en détail dans une publication spéciale, éditée largement par la galerie Spicchi dell’Est.

Dans la cour du Centre d’art contemporain de Vilnius, des dessins peints sur une clôture par Stasys se cachent depuis cinq ans. Ni la pluie, ni la neige ne les ont supprimés, et le soleil et le vent n’ont pu non plus les effacer. Laissés par l’auteur, incroyablement résistants au temps, ils semblent montrer la vigueur intérieure de l’humanité solitaire de Stasys, par leur volonté d’être et d’attendre.

 

 

Traduit du lituanien par Sylvie Burin des Roziers

@ Ingrida Korsakaitė, Cahiers Lituaniens, n°9, 2008